L’âme des peaux
Le cliquetis des clés, lorsque mon père nous ouvrait grand la vieille porte des tanneries, faisait déjà frissonner nos narines d’un bien-être indescriptible...
A peine la porte en bois franchie, nous fermions les yeux et nous nous laissions guider par cette forte odeur de cuir à la fois cruelle et enivrante. Là, du haut de nos sept ans, mon frère et moi étions subjugués par ce monde unique et irréel qui s’exhibait à nous : de vieux ateliers aux vitres poussiéreuses inondées par le soleil, dans lesquels se côtoyaient des machines d’un autre monde.
C’était un univers glauque à la fois intimiste et authentique, presque religieux même, dans lequel flottait encore l’âme des peaux à peine tannées, qui se mourraient les unes sur les autres tout en dégageant une odeur rance de cuir pourrissant, cette même odeur envahissante et presque suffocante que papa dégageait lorsqu’il nous embrassait le soir en rentrant du travail.
Cette délicieuse senteur, exacerbée par la sueur des ouvriers en sabot et tablier bleu que l’on imaginait en traversant les allées à toutes enjambées, nous étourdissait d’un plaisir subtil presque inavouable. Nous imaginions alors les vieilles machines à coudre, dansant et frémissant d’allégresse à l’émanation de ces odeurs piquantes, les étagères bancales se redresser, les outils éparpillés sur le sol, enivrés de ce parfum d’outre-tombe, faire une farandole dans une complicité presque effrayante.
Le plus féerique encore était le monte-charge, d’époque, qui nous amenait alors dans les fins fons de la tannerie d’où s’échappait une odeur moite et détachée, qui allait et revenait sans cesse, et dont le parfum particulier nous laissait, à chaque descente, une émotion profonde.
Anne F. © Proses 2005